Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous ce magnifique texte de M. le professeur Gilbert DALGALIAN, écrit à Mulhouse le 19 novembre 2016.
Pour information, voici sa biographie :
Successivement instituteur à Paris, enseignant de français langue étrangère à Calcutta et à Berlin, professeur d’allemand et chercheur didactique des langues à Zurich, docteur en linguistique (université Nancy II), formateur d’enseignants au Sénégal, en Côte d’Ivoire (UNESCO) et à Munich, spécialiste de l’ingénierie éducative et de l’apprentissage précoce des langues, Gilbert Dalgalian fut, entre deux postes à l’étranger, Directeur pédagogique de l’Alliance française de Paris de 1983 à 1988.
Un grand merci à Jean Baeumlin pour l’illustration. Retrouvez-le sur Facebook : https://www.facebook.com/lovely.elsa.alsace/
Le linguiste se trouve dans cette position singulière de devoir enfoncer des portes ouvertes — des évidences donc — que la politique et les idées reçues s’acharnent à verrouiller.
C’est pourquoi il me revient de rappeler ces évidences, car les idées reçues sont aussi résistantes que des verrous. Et au-delà des évidences, il me faut également désamorcer ces idées reçues et les phobies sous-jacentes.
D’abord les évidences :
L’Alsace et la Moselle ne sont pas les seules régions qui possèdent une variante germanique autre que l’allemand standard. Il est utile de se remettre en mémoire le recours respectif au standard et à la langue locale dans l’ensemble des pays germanophones.
En Allemagne les locuteurs badois, wurtembergeois et bavarois — même lorsqu’ils pratiquent leur langue régionale à l’oral — basculent vers le standard lorsqu’ils passent à l’écrit.
Pourquoi ce basculement ?
Souvent pour être compris d’un public plus large : cent millions de germanophones natifs, ce qui fait de l’allemand la première langue de l’espace européen. Mais aussi et surtout parce que le standard permet de couvrir bien des domaines que la langue régionale, même vivace comme en Bavière, ne couvre pas.
Quels sont ces domaines auxquels seul le standard donne accès ? Une grande part de la sphère professionnelle et commerciale, la totalité de la sphère administrative, l’essentiel des disciplines scolaires et universitaires et la plupart des activités littéraires et journalistiques. Cela même quand des auteurs maintiennent contre vents et marées une littérature, une poésie et une presse en langue régionale. (Pour le bavarois je citerai ici l’écrivain et humoriste Ludwig Thoma).
La situation en Autriche est assez semblable à celle de l’Allemagne du Sud et je ne m’y étendrai pas. Regardons plutôt le paysage linguistique de la Suisse alémanique.
En Suisse non seulement le peuple pratique le Schwitzerdütsch à l’oral, mais en outre le Schwitzerdütsch diffère passablement d’un canton à l’autre. Que se passe-t-il quand les locuteurs de Suisse alémanique passent à l’écrit ? Eux aussi basculent vers le standard allemand pour exactement les mêmes raisons que les Bavarois et les Autrichiens. Mais avec une différence de taille : ils ne disent pas qu’ils passent au Hochdeutsch, mais au Schriftdütsch, ce qui est doublement révélateur : c’est leur standard réservé à l’écrit !
Le terme de Schriftdütsch révèle dans un même mouvement leur dépendance complète par rapport à l’allemand dans toute une série de domaines et la stricte limitation de cet usage aux seuls domaines où l’allemand est incontournable : l’écrit. Et leur seul écrit !
Pourtant cela peut se prolonger parfois à l’oral, par exemple dans des situations professionnelles plus formelles impliquant des étrangers ou des germanophones non suisses. Là les Suisses diront « Reden wir nun ‘Schriftdütsch’ (Parlons le standard [par politesse pour nos hôtes]).
Revenons maintenant en France : est-ce que les locuteurs de l’alsacien ou du francique mosellan ont moins de raisons que les autres germanophones de basculer vers le standard allemand lorsqu’ils passent à l’écrit ?
Certes la plupart de leurs besoins — professionnels, administratifs, scolaires et autres — sont couverts par le français. Pourtant lorsque le passage d’un oral alsacien à un écrit de la même famille de langues s’avère nécessaire, utile ou agréable, cet écrit pourrait et devrait être en allemand standard. Les DNA (Dernières nouvelles d’Alsace) et le quotidien l’Alsace ont longtemps eu une édition bilingue faisant une large place à l’allemand. Hélas les politiques et la disparition de nombreux locuteurs ont abouti à cette régression : la presse quotidienne bilingue n’existe plus ; elle est remplacée par un supplément hebdomadaire envoyé aux seuls abonnés.
A ce point précis je souhaite montrer pourquoi ce serait une hérésie de vouloir opposer l’alsacien à l’allemand : ce serait se tirer une balle dans le pied, car — ici comme ailleurs — l’allemand est le fond de réserve culturel et le prolongement naturel de l’alsacien. Et depuis longtemps !
Voici un rappel historique indispensable : comme le souligne le sociolinguiste Dominique Huck, pendant très longtemps ni le côté officiel français, ni les locuteurs alsaciens n’ont fait de différence entre le parler oral et le standard. « Jusqu’à la fin du XIXe siècle, nous dit-il, c’est le terme « Ditsch » ou « Deutsch » qui est utilisé pour désigner aussi bien les formes parlées en Alsace que les formes écrites en standard.
Paradoxalement c’est sous le 2eReich après 1870 que, l’Alsace n’ayant pas le même statut politique que les autres régions de l’empire, apparaît l’expression « Elsässerdeutsch » et plus tard « Elsässisch ». Mais c’est — bien plus tard — la politique linguistique française qui va s’engouffrer dans ce distinguo fallacieux, lequel servira à mieux estomper le lien organique entre l’oral alsacien et l’écrit allemand.
Quand donc a eu lieu l’entrée historique — largement occultée aujourd’hui — de la langue allemande dans l’univers français ? Remettons les pendules à l’heure : cela remonte à 1648, date du premier rattachement de l’Alsace et de la Moselle au royaume de France en application de la Paix de Westphalie. En vertu de quoi, on peut attribuer à la diplomatie de Richelieu d’abord, puis à Mazarin ensuite, l’entrée de la langue allemande dans le royaume de France. Pour près de trois siècles !
Revenons au présent. Un écrit en alsacien n’est certes pas rare, mais il se pratique dans des domaines plus limités que l’allemand. Dans ces conditions posons la vraie question : d’où vient le peu de place officiellement réservée ici à l’allemand ? Cela à l’inverse, notons-le, des usages observés en Bavière, en Autriche, en Suisse et même au Luxembourg (où le français et l’allemand coexistent avec le francique luxembourgeois).
La raison linguistique plaiderait pour des usages similaires ici aussi. Il faut donc chercher ailleurs les racines de cette exclusion de facto de l’allemand, cause de son recul généralisé en Alsace et en Moselle. Exclusion qui n’a d’équivalent symétrique que la « défrancisation » — la « Entwelschung » — pratiquée par les nazis entre 1940 et 1945.
Exclusion de facto ? Oui, cent fois oui : l’allemand est ici non seulement très largement absent des écrits professionnels et commerciaux, mais il est en outre insuffisamment promu dans l’institution scolaire et universitaire.
Insuffisamment par rapport aux nombreuses relations de l’Alsace et de la Moselle avec leurs voisins allemands et suisses ? Insuffisamment eu égard au grand nombre d’emplois frontaliers perdus, soit par manque de bilingues, soit parce que les bilingues alsaciens n’ont plus la pratique du standard.
Un recul grave a eu lieu lorsque l’ORBI — Office régional pour le bilinguisme en Alsace — a été remplacé par l’OLCA — Office pour la langue et la culture d’Alsace — dont la marque aura été de délaisser l’allemand sous le prétexte de se concentrer sur l’alsacien. Comme si les deux formes n’étaient pas complémentaires, comme si elles n’étaient pas « les deux faces d’une même médaille », ainsi que l’a écrit Pierre Klein.
[Comme un signe de ce changement, tandis que l’ORBI me sollicitait régulièrement pour animer conférences et séminaires sur les avantages d’une éducation bilingue, avec l’OLCA je n’ai plus été appelé à servir cette cause].
Quant à la politique scolaire officielle, elle vient encore aggraver cette régression : le nombre de (vraies) filières bilingues précoces français/allemand — bien qu’en progression relative depuis peu — ne correspond ni aux potentialités ni aux besoins économiques, commerciaux et professionnels de l’Alsace. La situation scolaire en Moselle est pire.
Je reviens donc à ma question : « Pourquoi tant d’exclusion qui frise l’ostracisme ? »
Idées reçues et phobies :
Les idées reçues reposent sur deux axiomes erronés.
Premier axiome erroné : le monolingue aurait une meilleure maîtrise du français et une seconde langue nuirait aux compétences de l’élève en langue nationale. Il m’appartient de combattre cette idée que malheureusement certains enseignants ont souvent encore en tête. Car c’est le contraire qui est vrai. Pour plusieurs raisons.
1ercas : quand un enfant a acquis des rudiments de langue alsacienne à la maison, il ne doit pas être traité comme une tabula rasa par l’école : l’éducation doit au contraire exploiter ses acquis linguistiques. Sinon cela entraîne un déficit cognitif déstabilisant, au moins un manque à gagner et au pire un frein dans sa pratique du français.
Second cas : lorsque l’enfant n’a pas bénéficié d’une transmission familiale de l’alsacien et qu’il découvre et acquiert cette langue à la maternelle, ce n’est pas exactement une langue de plus à apprendre (comme ce serait le cas plus tard au collège et au lycée). Il s’agit d’autre chose : une seconde langue précoce est une véritable formation cérébrale et intellectuelle. Pas seulement une ouverture et un complément de culture comme les langues abordées tardivement au collège et au lycée.
Pourquoi parler de formation cérébrale ? Parce qu’’à cet âge précoce on n’acquiert pas la langue de façon consciente et volontaire, mais dans le vécu des jeux et des interactions, des comptines et des chansons. De telle façon que l’élève pratique des allers-retours permanents entre ses deux langues spontanément et de plus en plus efficacement, sans traduire ni réfléchir, mais dans une libre reformulation de ce qu’il ressent ou veut exprimer. Avec des affabulations et des omissions propres à cet âge.
Ces va-et-vient permanents l’amènent à saisir que derrière des formes différentes s’expriment des contenus identiques. Ce malgré quelques différences culturelles. L’enfant en classe bilingue précoce a très tôt touché du doigt à la fois la relativité des formes et des mots et l’universalité très large des contenus, des idées et des sentiments. Voilà une formation de l’esprit qu’aucune acquisition tardive n’apporte avec autant de profondeur et d’efficacité.
Le jeune enfant apprend dans un vécu que l’Autre n’est qu’une variante humaine, comme moi avec ses différences.
L’avantage que donne la connaissance d’une seconde langue, Goethe l’avait déjà énoncé en son temps : » On ne connaît bien sa langue que lorsqu’on en parle d’autres ».
Les arguments avancés par les responsables de l’Éducation nationale des années d’après-guerre étaient : « Les dialectes ne sont pas de vraies langues, car elles n’ont pas de grammaire ». Ceci n’est rien d’autre qu’une ineptie. La grammaire n’est pas cette description de la langue que prodigue l’école.
La grammaire arrive dans un cerveau d’enfant à l’oral et avant l’école : dès qu’il observe, engrange et reproduit les féminins, les pluriels, les formes des verbes, les constructions de phrases et l’ordre des mots, les prépositions et, le cas échéant, les déclinaisons. C’est toute cette morphosyntaxe que nous avons intériorisée et automatisée entre zéro et sept ans. Et c’est justement cette dimension de la langue qui devient plus difficile à acquérir après cet âge.
Bref, une langue sans grammaire, ça n’existe tout simplement pas. L’acquisition de ces automatismes grammaticaux à un âge tendre assure une plus grande fluidité de la parole et plus tard à l’écrit.
L’acquisition d’automatismes linguistiques est ensuite transférable à d’autres langues. Or ce sont les automatismes du très jeune âge qui permettront l’apprentissage de nouveaux automatismes pour les langues tardives du collège et du lycée. Là les avantages du bilingue sont patents, il dispose d’un double stock de sons, de mots et de structures, et ses transferts à d’autres langues sont plus aisés et plus rapides que chez l’enfant unilingue. Ce qui me permet de dire que le bilingue précoce est un plurilingue en herbe.
On n’est donc pas meilleur francophone parce qu’on est monolingue. C’est le contraire !
Second axiome erroné : le locuteur monolingue serait un meilleur citoyen : cela n’est jamais exprimé de cette façon explicite, mais c’est souvent sous-jacent. Or cela fait bon marché de nos auteurs, savants, artistes, chanteurs et comédiens — dont les noms fourmillent sur nos écrans et dans notre histoire — qui ont passablement enrichi la création française grâce à leurs doubles racines linguistiques et culturelles.
Sans parler de tous ces « Morts pour la France » qui étaient des locuteurs d’une langue africaine ou autre et pour qui le français était leur seconde langue.
Ces deux axiomes sont des constructions idéologiques. Celles-ci ont été élaborées au fil du temps et des méandres de l’histoire. Elles n’ont aucun fondement en sciences humaines. Pourtant si elles ont trop longtemps intoxiqué la pensée — ou la non-pensée — c’est que derrière ces idées reçues se cachent des phobies tenaces.
Un premier indice de ces phobies — indice subtil, mais omniprésent — se révèle dans l’exclusion quasi systématique des accents régionaux chez les présentateurs et les chroniqueurs de nos médias. Exclusion des accents que l’on n’observe ni sur les chaînes allemandes, suisses ou autrichiennes, ni d’ailleurs dans les autres pays européens. Cependant on accepte et on apprécie dans nos médias les accents des étrangers qui parlent français, souvent assez correctement. Ce qui signifie que l’exclusion vise surtout les accents de France… .
Ici il convient de noter que les locuteurs d’une langue régionale de France ne perdent pas tous leur accent, pourtant dévalorisé dès l’école. Les Méridionaux occitanophones et basques, par exemple, se font un plaisir de conserver leur accent : ce n’est pas qu’ils seraient incapables de s’en débarrasser puisque beaucoup le font ; non, c’est une forme de résistance culturelle que de marquer son occitanité, même lorsqu’on ne parle plus l’occitan.
Mais l’exclusion des accents n’est qu’un indice révélateur d’une glottophobie plus grave. Ce qui n’est que la partie émergée de l’iceberg cache un verrou idéologique plus profond que l’on peut formuler ainsi : le nivellement linguistique serait indispensable à l’unité de la nation.
Nous voilà au cœur du blocage : on recherche l’unité et l’égalité dans l’uniformité des citoyens ; on accorde au nivellement linguistique et culturel des attributs qu’il n’a pas. Ce nivellement n’est pas synonyme de démocratie ni de république ; il est synonyme de non-respect du peuple dans ce qu’il a de plus profond, son parler. Or le respect est le fondement de toute démocratie.
Dans le cas de l’exclusion de l’allemand en Alsace, la pulsion de nivellement s’est appuyée sur un lourd passé de guerres franco-allemandes. Mais n’est-il pas venu le temps de bien faire la distinction entre langue et histoire, entre passé et présent ? Et l’amitié franco-allemande n’est-elle qu’un gadget pour grandes mondanités internationales ? Il est temps de dépoussiérer la perception de notre voisin et de dépolluer l’atmosphère des miasmes du passé. Il est temps de redonner à la langue allemande sa place de choix non seulement comme langue du voisin et ami, mais aussi comme langue écrite et arrière-plan culturel des locuteurs de l’alsacien et du mosellan, lorsqu’ils le désirent.
Comme l’a écrit Dominique Huck, cela exige une politique linguistique volontariste d’envergure. Et j’ajouterai un renversement de perspective profondément humaniste.
Oui, l’allemand est aussi une langue de France. Et que vivent et prospèrent les classes bilingues français/allemand/alsacien !